Effets a-rhétoriques de la langue sur le corps

Marco Mauas

 

Je me suis intéressé à ce que dit Alcibiade, dans Le Banquet de Platon, sur sa rencontre avec Socrate, spécialement des effets de la parole de Socrate sur son corps. Lacan a remarqué, dans son séminaire sur le transfert, la « scène féminine » faite par Alcibiade dès son entrée.

Voici ce qu’il note : « C’est à savoir que justement parce qu’il est Alcibiade, celui dont les désirs ne connaissent pas de limites, que ce champ préférentiel dans lequel il s’engage, qui est à proprement parler pour lui le champ de l’amour, est quelque chose où il démontre ce que j’appellerai un cas très remarquable d’absence de la crainte de castration, autrement dit de manque total de cette fameuse Ablehnung der Weiblichkeit ».[1]

 

Une absence de la crainte de castration, c’est une positivité. Cela nous ouvre un témoignage  hors de la logique phallique. Et dans le cas d’Alcibiade, hors rhétorique aussi, quand il énonce dans Le Banquet :

« En écoutant Périclès et d’autres bons orateurs, j’admettais sans doute qu’ils s’exprimaient bien, mais je n’éprouvais rien de pareil, mon âme n’était pas troublée, et elle ne s’indignait pas de l’esclavage auquel j’étais réduit. Mais lui, ce Marsyas, il m’a bien souvent mis dans un état tel qu’il me paraissait impossible de vivre comme je le fais. »[2]

Et lui de continuer : « En ce moment encore, et j’en ai conscience, si j’acceptais de lui prêter l’oreille, je ne pourrais pas rester insensible, et j’éprouverais les mêmes émotions. En effet, il m’oblige à admettre que, en dépit de tout ce qui me manque, je continue à n’avoir pas souci de moi-même… »

Il dit aussi qu’il tente de fuir, de se boucher les oreilles comme pour échapper aux Sirènes. Mais il reste. Pourquoi ? A cause de quoi ?

Le texte de Platon ne nous en dira rien.

 

C’est une poétesse, Anne Carson, traductrice de Sappho et des classiques, dite la plus connue poétesse vivante en langue anglaise, qui m’a fourni une petite réponse. Dans un long poème, récemment publié dans la London Review of Books[3], elle reprend les paroles d’Alcibiade, elle écrit :

« ….

He tells me (which is true) that

My values are wrong: I’m just a crowd- pleaser.

He says my whole life

Is papier-mâché.

 

Well, I don’t want to sit by this siren till I die of old age.

So what’s the reason I can’t turn the page?

Simple answer: shame.

He’s the only man in the world who can see through my game.

…..”


Références

[1] Lacan J., Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert, 8 février 1961, p. 192.

[2] Platon, Le Banquet, 215c- 216-b, Trad. Luc Brisson. Flammarion.

[3] Anne Carson, “Oh what a night” ( Alkibiades), London Review of Books, Vol.42 n°22, 19 nov 2020.

https://www.lrb.co.uk/the-paper/v42/n22/anne-carson/oh-what-a-night-alkibiades

(Il me dit (ce qui est vrai) que / Mes valeurs sont fausses : je ne suis qu'un favori des foules.

Il dit que toute ma vie / Est en papier mâché.

Je ne veux pas rester assis auprès de cette sirène avant de mourir de vieillesse.

Alors pourquoi ne puis-je pas tourner la page ? / Une réponse simple : la honte.

C'est le seul homme au monde qui peut voir à travers mon jeu.)