La chair et lalangue : nos parasites

Stijn Vanheule

En 1997, Berlinde De Bruyckere a réalisé une série de dessins intitulée « parasite ». Elle nous montre une femme penchée, qui est probablement enceinte, de longs cheveux voilent son visage. Toutes sortes de tentacules noirs, couleur peau et rouge sang s'élèvent ostensiblement du bas du tableau ; s'accrochant aux cicatrices, ils semblent comme liés à son organisme. Certains tentacules ressemblent aux pattes velues d'une araignée,  tandis que d'autres sont comme des vaisseaux sanguins perforant la peau et fusionnant avec son corps.

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Un parasite est un organisme qui se nourrit d'autres organismes vivants, comme une tique sur le pelage d'un chien. Comme De Bruyckere utilise ce terme, la question est de savoir quel parasite attaque cette femme. Dans une interview, l'artiste relie l'idée d'être habitée par un parasite à la grossesse et évoque la peur qu'elle a ressentie lors de sa première grossesse.

Sans s'en rendre compte, elle formule ainsi une remarque très lacanienne. Lacan soutient qu'un embryon a un lien parasitaire avec la mère, qui est physiquement rompu à la naissance, provoquant un malaise physique chez le bébé. Les dessins de Berlinde De Bruyckere démontrent que de même la grossesse provoque un malaise chez une femme. Outre les ajustements hormonaux, elle est aussi confrontée au défi de situer l'intrusion parasitaire d'une nouvelle vie dans l'espace de son propre corps. Habituellement, cette coexistence devient vivable en s'identifiant à la maternité. En d'autres termes, une réponse est nécessaire en réponse à une telle intrusion parasitaire.

Les idées ultérieures de Lacan sur le lien entre le langage, le corps et la physicalité tournent particulièrement autour de la recherche d'une réponse adéquate aux intrusions parasitaires que nous rencontrons tous. Prenez sa Séance de clôture de 1975, que nous avons étudiée dans notre cartel, où il déclare que nous devons considérer un être humain comme une chose pensante ou res cogitans. Là où dans les années 1950 et 1960, il soulignait que la pensée obéit à la logique du signifiant et donc de l'inconscient ; dans cette Séance de clôture, ainsi que dans d'autres contributions des années soixante-dix, il accentue le caractère matériel des res cogitans. La chose pensante est une substance, et cette substance échappe à l'opposition corps-esprit (res cogitans versus res extensa). Lacan l'exprime ainsi : « ce à quoi nous nous efforçons, c’est tout de même de faire rentrer ça, cette notion de substance pensante, dans un réel ».

Avec la notion de « substance pensante », Lacan postule que notre être signifié est lié à une physicalité réelle, qui peut aussi être distinguée du corps en tant que représentation spatiale imaginaire. Pour penser cette physicalité, selon Lacan (toujours dans sa Séance de clôture), il faut se libérer de l'idée que la « vie » doit être considérée par opposition à la « mort ».

Dans la logique de Lacan, la « vie » n'est rien d'autre qu'un processus cyclique tournant autour d'un trou. Vu du Réel, l'homme est une masse de chair tremblante insensée percée de trous - les trous des orifices corporels - où précisément le tremblement de la chair évoque une jouissance parasite à l'image corporelle. Parasite parce que cette jouissance est vécue comme interne, mais pas comme « propre ». Elle doit être appropriée, et dans la mesure où elle échoue, l'inquiétude surgit.

 Parasitant

I  corps    <————————————————       R  chair

 

C'est peut-être précisément ce pourquoi une grossesse peut évoquer une expérience parasitaire chez une femme : une nouvelle vie dans votre corps montre clairement que votre propre corps vivant a toujours vibré et tremblé sans que la volonté n'ait beaucoup d'impact sur lui. Cela ne s'arrête pas là, cette chair vivante n'est elle-même pas autonome. Sa substance est liée à lalangue. Les mots parasitent notre organisme, ce que Lacan exprime avec son terme « corps parlant ».

 Parasitant

R  chair    <————————————————   S  lalangue

  

Dans L'inconscient et le corps parlant, Miller (p. 56) écrit que le concept du corps parlant rappelle « que les chaînes signifiantes que nous déchiffrons à la freudienne sont branchées sur le corps et qu’elles sont faites de substance jouissante » . 

En d'autres termes, dans la mesure où les signifiants sont des lettres et ont un caractère lalangue dénué de sens, leur utilisation parasite le corps. Lalangue est un organisme hors du corps qui mord dans la chair vivante. Parler fonctionne donc comme un circuit de plaisir qui affecte le corps avec ses sons. A l'inverse, l'excitation de la chair vibre aussi dans la manière dont nous traitons le signifiant. Ceci, soutiennent Lacan et Miller, est le réel de l'inconscient.

Pour limiter les deux formes de parasitage, les gens intègrent généralement leur corps parlant dans le champ des images et des significations. Deux pistes s'ouvrent ainsi spontanément : la débilité et l'illusion. La débilité signifie que l'on en vient à croire à « l’imaginaire comme imaginaire de corps et imaginaire de sens » (Miller, p. 58). L'illusion implique la croyance que le réel est signifiable. La débilité et l'illusion nous rendent sourds au parasitage par le langage.

Lacan illustre cette dynamique dans son 24e Séminaire (Leçon VIII du 8 mars 1977) avec l'exemple de son petit-fils Luc. Un jour, le petit Luc lui dit qu'il essaie d'utiliser des mots qu'il ne comprend pas. De plus, il pense que c'est précisément pour cela qu'il a une grosse tête. Lacan souligne que le garçon, comme lui, a en fait un gros crâne, mais ce n'est pas le nœud de l'histoire. Le fait est que le petit Luc relie cette image particulière de sa tête à la prolifération de mots incompris, cela montre qu'il utilise l'illusion quotidienne pour limiter l'expérience parasite du langage. C'est une forme d'identification avec laquelle il répond à une intrusion.

La troisième piste, à côté de la débilité et de l'illusion pour faire face au parasitage à travers la chair et lalangue, consiste à être dupé par le réel. Cela peut se faire, entre autres, en nommant la jouissance insignifiante qui marque notre vie. Je lis les dessins de Berlinde De Bruyckere comme une sorte de dénomination ou de présentation d'une vraie jouissance. Ils rendent la jouissance singulièrement présente sans qu'elle soit tout à fait particularisable dans le domaine du sens et du langage.

Traduit par Dominique Gentès