Le corps marqué par la langue
Alexandre Stevens
Dans son dernier séminaire[1], “Le moment de conclure”, Lacan dit ceci : "Le Symbolique, c’est le langage : on apprend à parler et ça laisse des traces (…), des conséquences qui ne sont rien d'autre que le sinthome et l'analyse consiste (...) à se rendre compte de pourquoi on a ces sinthomes(…).”[2] C’est-à-dire que le langage a un effet sur le corps, le marque par des traces qui empêtrent l'être parlant, qui l’embrouillent et qui sont le sinthome. C’est un effet réel de la langue sur le corps. Le parlêtre est frappé par le langage dans lequel il entre, et cela laisse une marque réelle, un effet de jouissance. Ce n’est pas comme dans le temps classique de l’enseignement de Lacan où le sujet est pris dans le signifiant et ses effets de signification, ici c’est un effet corporel de la langue, une frappe du signifiant sur le corps. C'est la position du dernier Lacan.
De l’imaginaire au symbolique
Chez Freud il y a bien quelques remarques sur le corps comme organisme, ainsi quand il dit que “l’anatomie c’est le destin”. Mais fondamentalement le corps des organes n’est pas ce qui est au premier plan quand nous parlons du corps en psychanalyse. Dans le tout premier temps de l’enseignement de Lacan le corps est essentiellement saisi comme image unifiante qui constitue une première identification. Le corps réel est alors le corps morcelé d’avant cette prise dans l’image idéalisante. Cette image est déjà ce qui forme le Moi chez Freud, qui est certes très hétérogène, mais qui est “avant tout un Moi corporel.”[3] Il est pour Freud “projection d’une surface”. C'est l'image du corps que Lacan développera dans “Le stade du miroir”, en y ajoutant un caractère aliénant puisqu’elle est construite à partir d'une image autre, dans le miroir. La jouissance y est narcissique puisque le sujet jouit de sa propre image.
Dès le Lacan classique qui avance la prééminence du signifiant, cet imaginaire se trouve réglé par le symbolique. C’est la loi de fer du signifiant qui s’impose alors comme un réel, ce que Jacques-Alain Miller appelle le “réel-ordre”[4], et dont les schémas de “La lettre volée” nous donnent l’idée. C’est le corps mortifié par le signifiant qui a ce double effet de mort symbolique dans la vie et de vie symbolique dans la mort. Empédocle se suicidant dans l’Etna restera à jamais présent dans la mémoire des hommes.
Des bouts de réel
Mais un pas de plus est franchi par Lacan à partir du Séminaire XI et une autre signification du réel apparaît. Avec la distinction entre deux types de répétition, αυτοματον et τυχη, il donne un nouveau sens au réel. L'automaton est la répétition signifiante qui obéit à l'ordre symbolique, la tuche est la répétition d'un traumatisme. C'est le réel qui est au principe de cette répétition qui se produit comme par hasard. On passe d’un réel ordre à un réel-trauma. Le corps n'apparaît plus seulement comme une image ou pris dans un ordre symbolique, mais aussi comme le lieu d'une autre jouissance du corps, partielle, liée à des morceaux de réel.
C'est ce qui donne à l'objet petit a sa place légitime : des bouts de réel, des bouts de jouissance. Le corps est maintenant pris dans la série de ses objets. Eric Laurent fait valoir que la sépulture, par où le corps reste corps et ne devient pas charogne, est une écriture par laquelle “le corps se fait absence inscrite, autour de laquelle les objets de jouissance se disposent et se déposent.”[5] “À côté du vide dont l’ensemble des ossements est le corrélât, il reste les instruments de la jouissance qui se présentent comme autant de sous-ensembles autour du sujet. (…) Les instruments de jouissance débordent donc toujours les prolongements d’organes qu’ils peuvent incarner; ils sont toujours en excès”[6].
Mais ce “moment logicien” du développement de Lacan “trouve son point d’arrêt (…) dans le Séminaire XX Encore, chapitre VIII, quand Lacan baisse les bras (…) et formule que l’objet a ne peut pas «se soutenir dans l’abord du réel.»”[7] C'est là que Jacques-Alain Miller fait commencer le dernier Lacan. “Il y a une deuxième version du réel, pas la version bout. Il y a la version que Lacan appelle le sinthome. (…) c’est vraiment autre chose, puisque le sinthome, c’est un système. C’est bien au-delà du bout de réel (…), c’est le réel et sa répétition.”[8]
Maladie de la mentalité
Pour entrer dans cette perspective nouvelle du corps dans le dernier Lacan, je veux commenter le syntagme “maladies de la mentalité” évoqué dans l’argument du Congrès NLS 2021 sur “Les effets corporels de la langue”.
Il est utilisé par Jacques-Alain Miller dans un texte de 1977[9] sur la présentation de malades de Lacan. Il y s’agit notamment du commentaire d’une présentation faite par Lacan en 1976, c’est-à-dire au moment du Séminaire XXIII, Le Sinthome, donc au cours de la période que Jacques-Alain Miller appellera quelques années plus tard “le dernier enseignement de Lacan”.
Je reprends le cas dont Lacan dit qu’elle est “à compter au nombre de ces fous normaux qui constituent notre ambiance". Cette première remarque n’est pas sans nous faire penser, bien sûr, à ce que Jacques-Alain Miller formulera plus tard comme psychose ordinaire.
La patiente se décrit elle-même comme désarrimée. Je la cite : "j'ai toujours des problèmes avec mes employeurs, je n'accepte pas qu'on me donne des ordres quand il y a un travail faire, qu'on m'impose des horaires, j'aime faire ce qui me plait, je déchire mes fiches de paie, je n'ai aucune référence, je suis à la recherche d'une place dans la société, je n'ai plus de place (…).”
Mais surtout elle flotte dans les repères imaginaires les plus élémentaires. Je la cite encore : “je ne suis ni une vraie, ni une fausse malade, je m'étais identifiée à plusieurs personnes qui ne me ressemblent pas, j'aimerais vivre comme un habit.” Il n’y a pas de Moi constitué, au sens freudien, pas d’identification imaginaire, pas d’image du corps. Elle est dans le pur semblant. Jacques-Alain Miller écrit : “Elle était dans un flottement perpétuel comme elle le traduisait très lucidement par une formule remarquable : "je suis intérimaire de moi-même". Mère, elle voudrait "ressembler à une mère", et l'évocation de son enfant, dont elle est éloignée, la photographie de celui-ci, ne l'accrochent nullement.”
Lacan en dit ceci : “Cette personne n'a pas la moindre idée du corps qu'elle a à mettre sous cette robe, il n'y a personne pour habiter le vêtement.”
C’est ce cas, qu’avec les indications de Lacan, Miller pointe comme “maladie de la mentalité” et il ajoute : “notre clinique nous impose de distinguer entre les maladies de la mentalité et celles de l'Autre. Les premières tiennent à l'émancipation de la relation imaginaire, à la réversibilité a-a', éperdue de n'être plus soumise à la scansion symbolique. Ce sont les maladies des êtres qui s'approchent du pur semblant.”
A distinguer donc des maladies de l’Autre, celles où il y a conviction, certitude, où le sujet ne flotte pas mais a affaire à un Autre complet ou parfait ou méchant, quitte à être lui-même réduit au déchet. Cette opposition entre maladie de la mentalité et maladie de l’Autre ne se superpose pas simplement au couple schizophrénie-paranoïa, mais correspond plutôt à deux modèles : Joyce et Schreber, qui sont les deux repères de la psychose que Lacan prend respectivement dans son dernier enseignement et dans son moment classique.
La maladie de la mentalité c’est celle où le corps imaginaire s’efface, non soutenu par la dimension de la parole. Jacques-Alain Miller termine son texte sur la présentation de malade en précisant : “La maladie mentale est sérieuse quand le sujet a une certitude : c'est la maladie de l'Autre non barré, (…) La maladie de la mentalité, si elle n'est pas sérieuse, ne prend pas davantage la parole au sérieux.”
Maladie de la mentalité c’est un diagnostic que nous n’utilisons pas souvent. Toutefois le champ clinique qu’il recouvre est assez clair. Jacques-Alain Miller en reparle en 2010 dans La vie de Lacan, je cite : “C'est ce que plus tard, bien plus tard, j'ai épinglé du nom (…) de ‘psychose ordinaire’. C’est quand, si l'on veut, la psychose ne prend pas forme et où c’est justement cet informe qui la dénonce.”
Dans les psychoses ordinaires on peut parfois mettre en valeur une série de phénomènes corporels qui visent, pour le sujet, à agrafer son corps[10] : tatouages, piercings, etc… Ici, dans la présentation du cas par Lacan, c’est l’habit qui cherche à accrocher le corps. La surface de l’image du corps fait ici défaut et le vêtement tente de s’y substituer, comme elle le dit dans cette phrase : ”j'aimerais vivre comme un habit”.
Qu’est-ce que la mentalité ?
Précisons ce qu’est cette mentalité. La même année, dans le Séminaire XXIII, Le sinthome, Lacan le dit clairement : “la mentalité, c’est-à-dire l’amour-propre.”[11] Il équivoque entre la senti-mentalité et ce qui ment dans la ment-alité. La mentalité ment parce qu’elle est au principe de l’imagination. Ainsi “Le parlêtre adore son corps parce qu’il croit qu’il l’a.”[12] Soyons clair, la formule “il croit qu’il l’a” veut dire qu’il ne l’a pas, mais qu’il se fait croire qu’il l’a. D’ailleurs Lacan le dit explicitement juste après : “En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance — consistance mentale, bien entendu (…)” Le corps est donc la seule consistance du parlêtre. Jacques-Alain Miller commente ainsi : “ça veut dire que le symbolique ne donne pas au parlêtre de tenir ensemble”[13].
Il y a un certain paradoxe à souligner qu’il ne l’a pas, puisque Lacan insiste par ailleurs sur la dimension d’avoir liée au corps. On a un corps, on ne l’est pas. Ici cet avoir est lié à l’amour propre, à la mentalité, comme consistance mentale. Il ne s’agit donc pas simplement du corps organique qui “fout le camp à tout instant” bien qu’il subsiste miraculeusement jusqu’au bout, “le temps de sa consumation”[14]. C’est plutôt le corps tel que le sujet le soigne et tel qu’il se jouit. La formule qu’en donne Lacan est très explicite “Je le panse, donc je l’essuie”. Ce n’est pas la pensée qui est première, comme dans “je pense donc je suis”, c’est cette jouissance du corps, de la panse. On entends bien, dans l’expression “je le panse”, que je le soigne, mais surtout Lacan ajoute “je le fais panse” ce qui ne laisse aucun doute sur le fait de cette jouissance. “C’est la racine de l’imaginaire”[15], précise Lacan. C’est “une sorte d’amour primaire, non pas de l'Autre mais de soi, un culte”[16], ajoute Jacques-Alain Miller.
La mentalité consiste donc à adorer son corps, et c’est même “le seul rapport que le parlêtre a à son corps.”[17] Jacques-Alain Miller, commentant ce passage, fait remarquer que s’il n’y a pas de rapport sexuel, il y a néanmoins un rapport corporel : “Le rapport que Lacan a perdu au niveau sexuel, dont il a constaté, cru constater l'inexistence au niveau sexuel, c'est-à- dire le rapport dont il a formulé l'inexistence au niveau sexuel, il le retrouve au niveau corporel et d'une certaine façon Joyce sert d’exemple à : il y a un rapport corporel.”[18]
Cette adoration du corps propre qui n’en passe pas par l’Autre du signifiant est évidemment un nouveau rapport au corps. Le corps dont il s’agit dans ce dernier Lacan, c’est “le corps en tant qu’il se jouit”[19], et non pas simplement un corps qui jouit. On saisit bien dès lors que le terme “maladie de la mentalité” situe une absence de ce rapport fait d’adoration, du parlêtre à son corps. La malade de la présentation de Lacan aimerait être une robe, ce qui pourrait faire substitut au défaut de ce rapport, en métaphorisant en quelque sorte le corps par la robe. Mais elle y échoue.
La pensée et l’autre corps
Il y a donc l’adoration du corps propre, mais il y a aussi l’adoration de l’autre corps, du corps d’une ou d’un autre, qui introduit au deux, c’est-à-dire à la dialectique signifiante, au sens et au sexuel, donc à la pensée. Jacques-Alain Miller remarque “qu’il y a une différence à exploiter qui est seulement évoquée, esquissée, dans le Séminaire du Sinthome, une différence entre la mentalité et la pensée. (…) Et donc Lacan isole comme primaire le rapport corporel (…) et le distingue du rapport au corps autre, où là il y a pensée, il y a sens et il y a référence sexuelle.”[20]
Ce qui distingue la mentalité comme première, centrée sur le Un, avant que la pensée n’introduise le sexuel : “Il est clair que l’ébauche même de ce qu’on appelle la pensée, que tout ce qui fait sens, comporte, dès que ça montre le bout de son nez, une référence, une gravitation à l’acte sexuel, si peu évident que soit cet acte.”[21]
Dans son livre L’envers de la biopolitique, Éric Laurent fait remarquer que nous avons un bon exemple de cette pensée dans la Préface à l’Éveil du Printemps. Lacan y dit, à propos de ce qui se passe pour les garçons avec aux filles, “ils n’y songeraient pas sans l’éveil de leurs rêves”[22]. Il y a certes l’éveil pubertaire, mais pour que l’amour de l’autre corps surgisse, au-delà de l’aléatoire de la rencontre, il y faut aussi la pensée, l’éveil des rêves.
Il y a donc une différence entre l’amour propre et l’amour de l’autre corps, mais les deux se situent dans le domaine de l’avoir. On croit avoir son corps, mais on croit parfois aussi avoir le corps de l’autre. N’utilise-t-on pas en effet le pronom possessif dans l’expression “ma femme” par exemple. Il est évidemment moins sûr qu’elle y croie ! De toute manière on ne l’a bien sûr pas. “La relation à l’autre corps n’est pas un corps-à-corps avec le semblable. Elle est marquée par le fait qu’en parlant le parlêtre fait lien, il peut séduire un autre corps, mais il ne peut le “faire sien”. Le sujet reste séparé de l’autre corps par sa jouissance.”[23]
La malade de la présentation de Lacan, qui n’a pas vraiment le sentiment d’avoir un corps, est également flottante par rapport à l’autre corps quand elle s’identifie à des inconnus.
Un rapport d’être au corps
Dans ce même cours Miller ajoute ceci : “il y a le rapport corporel joycien (…) qui est d'emblée distinct puisque ce qui est au centre là, ça n'est pas l'adoration du corps, (…) c'est l'idée de soi comme corps. Et il me semble qu'il faudrait là opposer l'adoration du corps propre et la moïsation du corps propre, si je puis dire. Le premier rapport d'adoration reste un rapport d'avoir alors que l'Autre est un rapport d’être.”[24] Donc on pourrait parler de maladie de la mentalité pour Joyce également, mais avec cette formule substitutive : il n’a pas un corps, il l’est. Formule un peu énigmatique que je voudrais chercher à éclairer.
Une scène du “Portrait de l’artiste en jeune homme” est commentée par Lacan. Il s’agit de la dispute qui surgit entre Stephen et Héron à propos du poète Byron. Héron et ses camarades se jettent sur Stephen, l’acculent contre un grillage de fil de fer barbelé et le frappent. Au bout d’un moment il se dégage et “les vêtements déchirés, le visage en feu, haletant, s’en allait trébuchant derrière eux, à demi aveuglé par les larmes, serrant les points de rage et sanglotant…”[25]. Juste après : “tandis que les scènes de cet épisode cruel repassaient avec une rapidité aiguë dans sa mémoire, il se demandait pourquoi il ne portait pas malice maintenant à ceux qui l’avaient tourmenté. Il n’avait pas oublié un seul détail de leur lâcheté mauvaise, mais leur souvenir n’éveillait en lui aucune colère. (…) il avait senti qu’une certaine puissance le dépouillait de cette colère subitement tissée, aussi aisément qu’un fruit se dépouille de sa peau tendre et mûre.”[26]
Le commentaire de Lacan est précis et j’en extrait deux points. D’abord : “Après l’aventure, Joyce s’interroge sur ce qui a fait que, passé la chose, il ne lui en voulait pas. (…) Il ne s’agit pas simplement dans son témoignage du rapport à son corps, mais, si je puis dire, de la psychologie de ce rapport.”[27] Et Lacan précise que la psychologie est là “l’image confuse que nous avons de notre propre corps.” C’est-à-dire que c’est le lien imaginaire qui lâche pour Joyce. Il n’y a pas d’adoration du corps, pas de mentalité. Il n’y a pas, pour lui, plus de corps que pour la malade de la présentation.
Mais par contre il faut souligner aussi une autre phrase de Lacan : “Il métaphorise son rapport à son corps. Il constate que toute l’affaire s’est évacuée, comme une pelure, dit-il.”[28] Éric Laurent commente ainsi cette formule : “La métaphorisation du corps le fait surgir dans un mouvement paradoxal de chute, de détachement. Il s’écrit comme une glisse hors du noeud. La métaphorisation du corps fait apparaître celui-ci.”[29] C’est ainsi que je comprend qu’il ne l’a pas, mais qu’il l’est. La métaphore fait être le corps “comme une pelure”. Il n’a pas de corps, ce qu’indique l’absence d’amour propre, mais il l’est par ce processus de métaphorisation, que Jacques-Alain Miller appelle “moïsation”.
La malade de la présentation n’arrive pas, elle, à métaphoriser son lien au corps : elle aimerait être une robe, mais la métaphore échoue et ainsi elle n’a, avec son corps, pas plus un rapport d’être, que d’avoir.
Jouissance et interdit
L’adoration est donc un rapport corporel. L’existence de ce premier rapport au corps, qui suppose le Un, contraste donc avec l’inexistence du rapport sexuel, fondé sur le deux. Pour arriver à préciser ce rapport de la jouissance au corps et faire le lien entre jouissance et réel, plusieurs choses étaient nécessaires. Et la première de ces choses était que la jouissance ne soit pas liée à une interdiction. Chez Freud, la jouissance est liée à l’interdit œdipien. Et pour Lacan aussi, la jouissance sera liée pendant longtemps à ce qui n’est pas permis. Une phrase des Écrits en témoigne : "La castration veut dire qu’il faut que la jouissance soit refusée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l'échelle renversée de la Loi du désir" [30].
Elle ne peut être atteint que si elle est refusée. Dans le temps classique de l’enseignement de Lacan, la jouissance est liée au désir. On désire l'objet d'autant plus que la loi l'interdit. La loi du désir est ainsi celle qui crée le désir par l’interdit. La jouissance se situe donc aussi sur la base d'un "non", c'est-à-dire qu'elle se situe dans un cadre œdipien où elle reste liée à son expression phallique.
Ce qui change dans son dernier enseignement, c'est que la jouissance, en tant que réelle, prend la première place. Comme le dit Miller dans "L'Être et l'Un" : "Lacan a pu penser (…) au-delà de l’interdiction, penser la jouissance positivée comme celle d’un corps qui se jouit, et la différence est sensible : la jouissance ne tient pas à une interdiction, la jouissance est un événement de corps.”[31] L'événement de corps n'est pas une répétition signifiante dans la dialectique du désir. La jouissance est ici celle d'un traumatisme, d'un choc contingent. C'est une rencontre fortuite, non soumise à la loi du désir. Miller ajoute : "Elle n’est pas prise dans une dialectique mais elle est l’objet d’une fixation.”[32] L'événement de corps est une lettre de jouissance.
Il faut d’ailleurs noter que Lacan n'a pu formuler la jouissance féminine qu'après avoir dégagé la jouissance de son lien avec l’interdit. Dans ce cours, Miller étend cette jouissance féminine à la jouissance en tant que telle, liée à ce que Freud appelle la "fixation". Cette jouissance du corps, n’est pas simplement celle d'un corps dans la mesure où il jouit, mais d'un corps dans la mesure où il se jouit lui-même. Ce n'est pas du tout la même chose, puisque ce corps qui se jouit est donc le corps de l'auto-érotisme. C'est ça le réel du corps dans le dernier Lacan.
Ce que Lacan appelle "Yad'lun", c'est le Un de l'existence, pur réel du signifiant Un tout seul, hors sens, c'est-à-dire sans le “deux”, le S2. Qu’il n’y ait pas de “deux” veut dire qu’il n'y a pas de rapport sexuel, parce que ce rapport suppose le “deux”. Cela situe ainsi le corps dans la série des trois affirmations lacaniennes : la première, Yad'lun, dit que l'Un existe, la seconde, il n'y a pas de rapport sexuel, dit l’absence du deux et la troisième c’est il y a le corps.
Miller s'exprime ainsi : “Le corps apparaît comme l'Autre du signifiant et c’est ce que Lacan laissait entendre déjà quand il disait: l'Autre (avec un grand A), c’est le corps.”[33]
Avant cela, l'Autre du signifiant était l'Autre de la vérité, ou de la Loi. C’est le sens de la métaphore paternelle dont la définition du Nom-du-Père est donnée dans les “Ecrits" : "le signifiant qui dans l'Autre, en tant que lieu du signifiant, est le signifiant de l'Autre en tant que lieu de la loi.”[34] C'est-à-dire que, dans le premier Lacan, au lieu du signifiant, on trouve l'Autre de la loi et de la vérité. Et dans le dernier Lacan, pour le signifiant Un, hors sens, l’Autre c'est le corps. L'Autre de la vérité est le lieu où se dit le sens. L'Autre du corps est le lieu où s'écrit l'effet de jouissance du S1. Le réel de la jouissance est cette conjonction de l'Un et du corps.
Donc le sens est dit, mais la jouissance est écrite. Cela signifie que si nous pouvons entendre le sens dans les signifiants, nous devons lire les effets de la jouissance. Je renvoie ici au texte de Jacques-Alain Miller “Lire le symptôme”.
Cette jouissance, opaque au sens, liée à la marque du traumatisme sur le corps, a conduit Lacan à "inventer l'écriture du sinthome". Le sinthome sera la répétition, une itération, de cette marque de jouissance. Et Jacques-Alain Miller le rapproche de la notion freudienne de fixation. Comme le dit Freud dans L'Analyse avec fin et l’analyse sans fin, en parlant du développement de la libido : "même dans le développement normal, la transformation ne se fait jamais complètement, de sorte que des restes des fixations libidinales antérieures peuvent être maintenus jusque dans la configuration définitive.”[35] Chez Freud, la fixation est toujours liée à la répétition d'un trait libidinal particulier. On le retrouve à de nombreux endroits dans son œuvre, bien qu'il n'ait pas donné à ce terme de fixation une grande portée. C'est Lacan qui a développé cette notion de fixation dans le sinthome. Et Miller ajoute : "Ce que veut dire point de fixation, c'est qu'il y a un Un de jouissance qui revient toujours à la même place.”[36] Un “Un” qui produit une réitération symptomatique.
L'Un seul, qui détermine ici le sinthome dans sa répétition, est vide de sens - car le sens implique nécessairement le “deux” de la dialectique signifiante. Ce S1 tout seul n’est pas le symbolique qui suppose au moins l’opposition signifiante minimale, S1 —> S2, c’est un signifiant dans le réel. Cependant, ce hors sens ne signifie pas que nous ne voyons rien, qu'il n'y a pas d'articulation possible. Comme le dit Miller : "la pratique analytique qui suppose l’hérésie, ce n’est pas de quitter le champ du langage, c’est d’y demeurer, mais en se réglant sur sa partie matérielle, c’est-à-dire sur la lettre au lieu de l’être.”[37] L'être, c'est l'articulation signifiante avec le sens et il s'agit donc, pour attraper le corps, de lire la lettre.
Lire n'est pas la même chose que comprendre, c'est plutôt saisir une logique à l'œuvre. Dans son dernier séminaire, ”Le Moment de Conclure", Lacan dit : "Il y a sûrement de l'écriture dans l'inconscient, ne serait-ce que parce que le rêve, (...) le lapsus et même le trait d'esprit se définissent par le lisible. (...) Le lisible, c'est en cela que consiste le savoir. ”[38]
Et il ajoute que l'acte analytique est un "supposé savoir lire autrement”. La lecture est autre chose que l’écoute. On écoute les signifiants, on lit la lettre.
Références
[1] Texte écrit à partir d’un cours à la Section Clinique de Bruxelles et de deux conférences données en novembre 2020, l’une à Gand, l’autre au Lacanian Compass (USA).
[2] Lacan, J., Le Séminaire, Le moment de conclure, inédit, séance du 10 Janvier 1978.
[3] Freud, S., Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p 238.
[4] Miller, J.-A., L’être et l’Un, inédit, cours du 2 février 2011.
[5] Laurent, E., L’envers de la biopolitique, une écriture pour la jouissance, Navarin ◊ Le Champ freudien, Paris, 2016, p. 39.
[6] Id., p. 41-42.
[7] Miller, J.-A., L’être et l’Un, inédit, cours du 3 mars 2011. Lacan, J., Le Séminaire livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 78.
[8] Miller, J.-A., Id., cours du 9 février 2011.
[9] Miller, J.-A., Enseignements de la présentation de malades, Intervention faite aux "Journées des mathèmes" de l'École freudienne, Ornicar n° 10, 1977 (les citations reprises ici sont aux pages 22 à 24).
[10] Miller, J.-A., Effet retour sur la psychose ordinaire, Quarto 94-95, p.40-50, 2009.
[11] Lacan, J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 66.
[12] Id.
[13] Miller, J.-A., Pièces détachées, inédit, cours du 25 mai 2005.
[14] Lacan, J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.66.
[15] Id.
[16] Miller, J.-A., Pièces détachées, inédit, cours du 25 mai 2005.
[17] Lacan, J., Id., p.66.
[18] Miller, J.-A., Id., cours du 25 mai 2005.
[19] Miller, J.A., L’être et l’Un, inédit, cours du 30 mars 2011.
[20] Miller, J.-A., Pièces détachées, inédit, cours du 25 mai 2005.
[21] Lacan, J., Id., p. 64.
[22] Lacan, J., Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 561.
[23] Laurent, E., Id., p. 160
[24] Miller, J.-A., Pièces détachées, inédit, cours du 25 mai 2005.
[25] Joyce, J., Portrait de l’artiste en jeune homme, Oeuvres, Vol 1, Pléiade, 1982, p. 610.
[26] Joyce, J., Id., p. 611.
[27] Lacan, J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.148-149.
[28] Lacan, J., Id., p.149.
[29] Laurent, E., Id., p. 141
[30] Lacan, J., Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 827.
[31] Miller, J.-A., L’être et l’Un, inédit, cours du 9 février 2011.
[32] Miller, J.-A., Id., cours du 9 février 2011.
[33] Miller, J.-A., Id., cours 18 mai 2011.
[34] Lacan, J., Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 583.
[35] Freud, S., L’analyse avec fin et l’analyse sans fin, Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 244.
[36] Miller, J.-A., Id., cours du 30 mars 2011.
[37] Miller, J.-A., Id., cours du 25 mai 2011.
[38] Lacan, J., Le Séminaire, Le moment de conclure, inédit, séance du 10 Janvier 1978.