Événement de corps et fin d'analyse

Anne Lysy

 

J’entre dans le thème « Corps et résonances »[1] par une question qui me tarabuste depuis quelque temps : qu’est-ce qu’un « événement de corps » et n’y a-t-il pas lieu de le distinguer de ce qu’on appelle plus couramment « phénomène de corps » ? Ou plutôt : qu’on appelait, car il me semble qu’aujourd’hui l’usage d’ « événement de corps » se généralise et tend à se confondre avec « phénomènes de corps ». Cela peut paraître couper les cheveux en quatre, mais à l’horizon, cela concerne ce sur quoi porte l’opération analytique, sa fin et ses moyens, l’interprétation.

Je vous propose donc de resituer d’abord cette notion d’événement de corps et je vous dirai ensuite ce que certains témoignages de passe m’ont appris à ce sujet, ou comment ils m’ont interpelée. Ces témoignages nous offrent un belvédère sur la pratique analytique aujourd’hui et sur ce à quoi une analyse peut mener.

 

Événement de corps / phénomènes de corps 

Le syntagme « phénomènes de corps » a fleuri dans notre clinique des psychoses et il s’est étendu à une grande variété de phénomènes, grosso modo à tout ce qui arrive au corps – symptômes de conversion hystériques, phénomènes psychotiques, psychosomatiques, douleurs étranges et toutes sortes de bizarreries. Quel statut ont-ils ? Par exemple, celui qui est saisi de vertige quand on lui annonce la mort de son frère ; celle dont les yeux s’infectent à chaque prise de parole publique ; celui-là encore, envahi de frissons en parlant de son histoire. Il s’agit bien de quelque chose qui arrive au corps, mais appellera-t-on cela événement de corps ?

Une première piste. Lors d’une Conversation clinique[2], J.-A. Miller faisait la distinction entre « les phénomènes à éclipse et les phénomènes permanents » : « On qualifie les phénomènes de corps de ‘sinthomes’ quand ils s’installent en permanence et qu’ils ordonnent la vie d’un sujet. »

Sinthome – écrit avec TH : c’est un néologisme, l’écriture nouvelle que Lacan donne du symptôme, pour marquer qu’on passe à un nouveau régime du rapport du signifiant et du corps.

Lacan définit le symptôme comme « un événement de corps » dans son texte « Joyce le Symptôme » de 1976[3]. C’est la seule fois que surgit l’expression, mais J.-A. Miller l’a extraite pour en faire une notion-clé du dernier enseignement de Lacan et la situer dans la série des nouveaux concepts introduits par le renversement de perspective du Séminaire XX, Encore, où le signifiant a des effets de jouissance et non plus de mortification: le parlêtre, lalangue, et le sinthome. Le sinthome, c’est « quelque chose qui est arrivé au corps du fait de lalangue »[4]. J.-A. Miller oppose le symptôme comme formation de l’inconscient, qui est déchiffrable et révèle le désir inconscient, au symptôme événement de corps qui relève du registre de la jouissance indéchiffrable, « jouissance opaque d’exclure le sens », écrit Lacan[5].

La jouissance suppose le corps ; un corps vivant, qui n’est pas l’image spéculaire, mais qui se définit comme « ce qui se jouit » ; non pas d’une jouissance naturelle, primaire, mais de par l’impact de la langue.

L’événement de corps, c’est la « percussion » de la langue sur le corps[6], c’est le traumatisme de la langue.

Cet accent sur la jouissance  - et donc sur le corps – se répercute dans la pratique analytique, qui devient « une discipline de jouissance »[7], où la question « qu’est-ce que ça veut dire ? » est subordonnée à une autre : « qu’est-ce que ça satisfait ? » « Chercher là où ça jouit »[8] ! Dans une analyse, donc, certes on déchiffre les symptômes, mais c’est pour viser le réel du symptôme, au-delà du sens, au-delà des détours du désir. Lire un symptôme, dit J.-A. Miller, « vise ce choc initial », « vise à réduire le symptôme à sa formule initiale, c’est-à-dire à la rencontre matérielle d’un signifiant et du corps, au choc pur du langage sur le corps ». C’est « viser (…) la fixité de la jouissance, l’opacité du réel »[9].

L’événement de corps se situe au niveau de la fixation freudienne, là où le traumatisme fixe la pulsion à un point qui sera le fondement du refoulement. L’expérience analytique mène donc à un « en deçà du refoulement »[10],  à la zone de l’Urverdrängung, qui est un refoulement jamais annulé, un point opaque, un trou, dira Lacan[11]. Le choc de lalangue et du corps est de l’ordre d’un réel sans loi[12]. J.-A. Miller précise : « C’est un événement qui est aux origines mêmes du sujet, c’est en quelque sorte l’événement originaire et en même temps permanent, c’est-à-dire qu’il se réitère sans cesse. »[13] On retrouve la notion de permanence. Il est initial, mais il itère, pas à la manière du retour du refoulé, mais comme itération d’un même Un de jouissance. Le sinthome comme événement de corps est, au sens fort, condition du parlêtre, constitutif, c’est en quelque sorte le point d’ombilic du sujet, opaque, hors sens, ineffaçable, incurable, « ce que beaucoup de personnes ont de plus réel », dit Lacan[14]

On entre sur un terrain glissant, quand on utilise le mot « à l’origine ». S’agit-il de le « retrouver » ? Le choc initial de l’événement de corps est-il repérable comme tel ? Se dit-il ? Ou s’éprouve-t-il – tel la jouissance féminine, impossible à dire ? Qu’est-ce que le Un de jouissance : une sensation, une lettre, un mot qui a frappé, un son ?

L’analyse peut mener à serrer un point d’indicible singulier. On peut entendre dans certains témoignages de passe que l’initial se trouve cette fois « au-delà », « outre [15]» : le sinthome se cerne au-delà de ce qui soutient le sens, le fantasme, les identifications majeures.

 

La clinique de la passe 

Les témoignages de passe nous touchent et frappent par leur diversité. Il ne s’agit donc pas d’effectuer un forçage en les lisant comme une application conforme à une théorie – même si on ne peut pas faire comme si aucune théorie de la fin de l’analyse n’existait ! L’important, c’est de ne pas tomber dans la langue de bois.

Nombreux sont les passants qui témoignent de quelque chose qui arrive à leur corps en fin d’analyse. Souvent cela s’associe à une « vivification », un « plus de vie ». Les exemples sont singuliers, surprenants ; ils nous font entrer dans lalangue de chaque sujet.

Pour Jérôme Lecaux, dont nous avons entendu le premier témoignage d’AE lors de la Journée « Questions d’Ecole » à Paris en janvier, c’est une histoire de pilier et de colonne vertébrale. Voilà un homme qui se voua à incarner le bâton de pierre mis en travers de la gueule de crocodile de sa mère ; il se fit le pilier, d’elle et de beaucoup d’autres, au prix d’une grande mortification et d’un épuisement constant (toujours « crevé » !). Le désamorçage de ce fantasme permet une séparation d’avec la mère et s‘accompagne d’un « événement de corps ». Depuis toujours il percevait un trou au niveau d’une vertèbre, là où ça manquait de père, de « fondement dans la vie ». Et voilà que soudain, non seulement il eut la sensation d’un serrage du bassin conférant une solidité nouvelle à son corps, mais une « ouverture des vannes » se produisit, une énergie vitale se répandit dans tout son corps, donnant l’impression d’une chair vivante. Le corps, de poids mort, devient source d’énergie.

Cette vivification est, remarquons-le, consécutive à une opération de désamorçage du fantasme. Ce n’est pas l’apparition d’un signifiant refoulé, mais une sensation – un corps, en effet, « ça se sent », écrit Lacan[16].

D’autres AE ont rapporté des « sensations » et phénomènes du même genre au sinthome-événement de corps, au sens de la percussion initiale de la langue sur le corps. Hélène Bonnaud par exemple[17] relie la sensation de chute du corps, dont elle doit à chaque fois s’arracher, à l’impact du signifiant « jeter » dans la phrase paternelle soudain apparue tout à la fin de l’analyse : « si c’est une fille, on va la jeter par la fenêtre ».

J’ai moi-même fait état d’une sensation corporelle de bouillonnement, un « pleine d’énergie », que l’interprétation « vous êtes une coureuse ! » vint nommer : cette sensation est mon plus ancien « souvenir », mais non datable, sans forme ni scénario. Elle put devenir force de propulsion à la fin de l’analyse, lorsque s’opéra le détachement de l’Autre, « tuteur ». Je l’ai souligné : « coureuse » n’est toutefois pas la retrouvaille du mot qui aurait frappé, ni une identification qui fixe, ni le nom unique qui dirait la chose.[18]

Le premier témoignage de Véronique Voruz[19] décline différents versants du corps parlant, dont le statut varie et qui mériteraient d’être commentés un à un. J’en retiens quatre.

D’abord le roman familial est réduit à quelques signifiants, catastrophe, monstre, malédiction, « marques premières », dit-elle. J’ajouterais : elles sont laissées par les « mots qui blessent »[20] - ce que Lacan appelait des « dits premiers, oraculaires »[21] - par exemple : « tu as le corps de la méchante femme », ou « tu es l’envoyée du prince des ténèbres ». Ce sont des « signifiants destinaux », dit-elle, qui pourront être désamorcés au-delà de la construction du fantasme.

Ainsi en fut-il aussi d’un symptôme persistant, résistant aux interprétations, survenu au décours de l’analyse une fois qu’elle put se risquer à se rendre visible, à parler en public en son nom : ses yeux s’infectaient instantanément, virant au rouge. Jusqu’au jour où, défigurée, elle se précipita chez l’analyste et commença : « C’est mon histoire d’yeux », l’analyste « rugit » : « Dieu ! Enfin je l’entends ! » et coupa la séance. Cet « exorcisme par l’équivoque » fit tomber l’identification au diable et eut « quasi-raison » de ce symptôme.

Elle décrit aussi quel montage elle a dû inventer pour se séparer de l’analyste – elle qui n’arrivait jamais à se séparer sans s’arracher, se vivant comme le « prolongement du corps de l’autre ».

A la fin, justement, elle fait la trouvaille, extraite d’un rêve, d’une nomination de son mode de vie : « je suis toujours un peu à l’arrache ». C’est un mot destinal désamorcé, dont elle peut faire un nouvel usage – sa mère s’était arraché la jambe dans un accident de montagne et dans ce dernier rêve Véronique monte « à l’arrache » un chemin de montagne, faisant débouler des pierres ; elle se retourne et voit en contrebas, parmi les pierres, une jambe arrachée.

Ces différents exemples m’amènent, pour terminer, à proposer trois pistes à explorer.

Ces histoires de « sensations corporelles », de vivification, demandent de reprendre la question de l’affect à nouveaux frais. Lacan avait évoqué les affects de fin d’analyse corrélés à la traversée du fantasme, le « maniaco-dépressivement »[22] et la « position dépressive »[23] , ou encore l’enthousiasme[24]. Maintenant, c’est le corps qui est « sensible »[25]. Comment peut-on rapporter ces affects du corps au « ça se sent » de son écrit sur Joyce, ou aux « effets d’affect » de lalangue du Séminaire XX : « Lalangue nous affecte d’abord par tout ce qu’elle comporte comme effets qui sont affects »[26] ?

Ne nous obnubilons pas sur l’événement de corps « à l’origine » ! Je proposerais plutôt que l’analyse produit des événements – dans la mesure où « un dire fait événement »[27]. C’est un dire, qui crée ; une nomination. Inventant des « mots qui portent »[28], se logeant à la jointure opaque de lalangue et du corps, l’analyse est créationniste[29], comme le souligne Eric Laurent.  Je proposerais l’hypothèse que l’analyse produit un réel singulier à chacun, plutôt que de retrouver, en se remémorant jusqu’à la lie, le réel qui était là « aux origines ». Les témoignages de passe transmettent souvent ces nominations singulières (jeter, coureuse, qui-vive, à l’arrache, etc.), points d’ombilic opaques dans la trame des récits, qui sont comme des indices de ce qui échappe au récit. Ce ne sont pas les « derniers mots », ni les mots de l’origine, du choc initial jamais directement restituable ; ils ne peuvent qu’en circonscrire l’impact, ils en tracent le bord[30]

Qu’en est-il de l’interprétation-événement ? De ces « mots qui portent » et ont des effets de jouissance, qui « passent dans les tripes »[31] ? L’analyse arrive à « défaire par la parole ce qui s’est fait par la parole »[32], mais elle le fait « en corps ».


 Références


[1] Ce texte est la version complète d’un exposé présenté à la Journée de l’ACF-Belgique du 20 février 2016, « Corps et résonances » et a été publié dans Quarto 112/113, pp. 116-118.

[2] Miller, J.-A., et alii, “Conversation sur les embrouilles du corps”, Bordeaux, 1999, Ornicar?, n°50, 2002, p. 235. Je souligne.

[3] Lacan, J., “Joyce le Symptôme”, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 569.

[4] Miller, J.-A., “L’orientation lacanienne. Pièces détachées”, enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de l’Université Paris VIII, La Cause freudienne, n° 61, novembre 2005, p. 152.

[5] Lacan, J., op. cit., p. 570.

[6] « Choc », « percussion » : termes utilisés par J.-A. Miller, notamment dans son cours « L’Etre et l’Un », 2011 (inédit). 

[7] Miller, J.-A., “The Warshaw Lecture”, Hurly Burly, 2, nov. 2009, p. 177.

[8] Miller, J.-A., “L’économie de la jouissance”, cours “Choses de finesse en psychanalyse”, 2008-2009, La Cause freudienne, 77, p. 169.

[9] Miller, J.-A., « Lire un symptôme », intervention au IXe Congrès de la NLS, Londres, 3 avril 2011, Mental 26, juin 2011, p. 58.

[10] Miller, J.-A., Cours « L’Etre et L’Un », 30 mars 2011, inédit, et « Lire un symptôme », op. cit., p. 56.

[11] Lacan, J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 59.

[12] Miller, J.-A., « Un réel pour le XXIe siècle », La Cause du désir, 82, octobre 2012, p. 94.

[13] Miller, J.-A., « Lire un symptôme », op. cit., p. 58.

[14] Lacan, J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », op. cit., p. 41.

[15] C’est la “zone” que J.-A. Miller a désignée d’”outrepasse”; voir notamment cours “L’Etre et l’Un”, 4 avril 2011.

[16] Lacan, J., « Joyce le Symptôme », op. cit. p. 565.

[17] Bonnaud, H., « Réel, résistance, restes », Quarto, 109, déc. 2014, pp. 68-69.

[18] Voir notamment : Lysy, A., “Savoir y faire avec son symptôme” et “Ma petite chansonnette. Variations sur l’événement de corps” (2012), in Quarto, 103, déc. 2012.

[19] Voruz, V., “Se séparer sans s’arracher”, Journée “Questions d’Ecole”, Paris, 23 janvier 2016.

[20] L’expression est de J.-A. Miller, dans une intervention sur l’interprétation : “Les mots qui blessent”, La Cause freudienne, 72, 2009, pp. 133-136.

[21] Lacan, J., “Subversion du sujet et dialectique du désir”, Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 808 : “Le dit premier décrète, légifère, aphorise, est oracle, il confère à l’autre réel son obscure autorité.”

[22] Lacan, J., “L’étourdit”, Autres écrits, op. cit., p. 487.

[23] Lacan, J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole”, Autres écrits, op. cit., p. 255.

[24] Lacan, J., “Note italienne”, Autres écrits, op. cit., p. 309.

[25] Lacan, J., Le Séminaire. Livre XXIII. Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 17.

[26] Lacan, J., Le Séminaire. Livre XX. Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 126.

[27] Miller, J.-A., “L’inconscient et le corps parlant”, La Cause du désir, n°88, 2014, p. 112.

[28] Lacan, J., “Le phénomène lacanien” (conférence à Nice, 30.11.1974), Les cahiers cliniques de Nice, 1, juin 1998, p. 14.

[29] Laurent, E., entretien transcrit, « Ça parle du corps avec … Eric Laurent », envoi e-mail précédant la Journée du CPCT Paris (septembre 2015).

[30] Lysy, A., “Un trognon de réel en fin d’analyse”, Le réel mis à jour, au XXIe siècle, AMP, Ecole de la Cause freudienne, collection rue Huysmans, Paris, 2014, pp. 80-82.

[31] Miller, J.-A., “L’inconscient et le corps parlant”, op. cit., p. 114.

[32] Lacan, J., “Une pratique de bavardage”, Le moment de conclure, 15 nov. 1977, Ornicar ? 19, 1979, p. 6.