Une analyse lacanienne, pas sans les corps

Bernard Seynhaeve

« Lacan a visé quelque chose qui irait au-delà de la notion de l’inconscient et ce qui s'inscrit à cette place, c’est ce qu'il a appelé le parlêtre où la fonction de l'inconscient se complète du corps, de ce qu’il a de réel du corps.

Cela indique que l’interprétation mobilise quelque chose du corps. C’est un mode de l’interprétation qui exige qu'elle soit investie par l'analyste et par exemple que l'un et l'autre apportent leur corps. »[1]

J’essaie d’avancer avec les questions qui me taraudent[2].

Vous aurez remarqué que dans mon titre j’ai écrit « les corps » au pluriel, soit le corps de l’analysant ET celui de l’analyste.

Je voudrais tenter de préciser pourquoi une psychanalyse lacanienne nécessite, exige la présence des corps, celui de l’analysant et celui de l’analyste. Cette question fait l’objet d’un débat passionné à l’heure actuelle, à l’heure de la pandémie alors que nous devons respecter ce que nous appelons « la distanciation sociale » et où nous sommes malgré tout parfois amenés à devoir faire usage de Skype pour garder le lien avec nos analysants. Néanmoins, j’affirme qu’une cure analytique ne peut être menée à son terme sans la présence des corps, de l’analysant et de l’analyste.

Ce sur quoi je veux attirer l’attention dans mon exposé, c’est que, à côté de la présence physique de l’analysant, le tout dernier Lacan met l’accent sur la présence de l’analyste dans la manœuvre de l’interprétation. L’analyste en effet, selon le tout dernier Lacan interprète avec son corps. C’est cette thèse de Lacan que je voudrais développer.

Il n’y a pas très longtemps, une question à laquelle je ne m’attendais pas a surgi dans un groupe de la NLS. Un collègue a dit : « Vous verrez monsieur qu’un jour il y aura des AE qui auront fait leur analyse par Skype ». Cette question est éminemment politique et se pose dans notre École, la NLS. Que ceux qui étaient à Tel-Aviv lors de notre Assemblée Générale en 2019 se rappellent le débat que nous avons eu concernant l’usage d’internet (de Skype) dans la cure.

Une autre question se pose pour moi : que devient l’interprétation au temps du parlêtre — et non plus au temps du sujet, soit l’interprétation au temps de l’enseignement du tout dernier Lacan.

L’interprétation au temps du parlêtre

C’est avec ce néologisme, le parlêtre, que Lacan définira l’inconscient en tant qu’il définit un nouage entre le corps et l’inconscient. À partir de ce moment-là, l’interprétation doit nécessairement impliquerles corps. Comment ? Précisément en tentant de faire résonner ce nouage du corps et de la langue. À cet égard, ce que Lacan fera alors valoir concernant la fin de la cure analytique, c’est que l’interprétation vise à déranger ou à faire résonner la défense.

Qu’est-ce que la défense ? La défense, c’est un « dispositif psychique » que Freud a postulé dès le début de son œuvre : une « défense primaire », précisait-il,  pour faire barrage à ce qu’il nommait les « menaces de déplaisir »[3], et que nous nommons avec Lacan « le réel de la jouissance », soit l’impact de la langue sur le corps. Pour le dernier Lacan, l’interprétation vise à déranger la défense dans la mesure où elle vise, non pas à défaire ce nouage de lalangue et du corps –ce serait d’ailleurs peine perdue-, mais à faire résonner ce qui protège le nœud du corps et de la langue, ou ce que Lacan appelé le sinthome.

De la nécessité de la présence des corps 

À la fin de sa vie Freud en était resté sur un constat : une psychanalyse est sans fin parce qu’elle bute sur le roc de la castration chez l’homme, sur le penisneid chez la femme. Mais avec le tout dernier Lacan, il devient possible de terminer son analyse en tentant de dépasser ce roc de la castration et au-delà du  pénisneid. Il ne s’agit plus alors d’orienter la cure sur le fantasme, mais sur le symptôme. Comment ? En visant le réel de la jouissance du corps parlant, en s’efforçant de s’approcher au plus près du réel de la jouissance que constitue le nœud du parlêtre, le nœud du langage et du corps, le nœud de son sinthome, le nœud du corps qui se jouit. 

Cela change alors radicalement la façon d’interpréter. Pour Lacan l’interprétation ne vise plus le sens par exemple des formations de l’inconscient. Produire du sens ne fait que prolonger la cure, cela la rend infinie. L’interprétation vise la jouissance du parlêtre, le nœud, le réel, en  dérangeant la défense. L’interprétation consiste à faire résonner la défense. Elle tente de toucher le réel du corps qui se jouit. 

D’où la question que je pose : ce mode d’interprétation nécessite-t-il la présence des corps, celui de l’analyste et de l’analysant ?

Relevons pour commencer deux précisions apportées par Jacques-Alain Miller.

La première est extraite de son entretien au journal Libération, en 99 :
« La technologie élabore des modes de présence inédits. Le contact à distance en temps réel s'est banalisé au cours du siècle. Que ce soit le téléphone, maintenant portable, l'Internet, la conférence vidéo. Cela va continuer, se multiplier, ce sera omniprésent. Mais est-ce que la présence virtuelle aura à terme une incidence fondamentale sur la séance analytique? Non. Se voir et se parler, cela ne fait pas une séance analytique. Dans la séance, deux sont là ensemble, synchronisés, mais ils ne sont pas là pour se voir, comme le manifeste l'usage du divan. La coprésence en chair et en os est nécessaire, ne serait-ce que pour faire surgir le non-rapport sexuel. Si l'on sabote le réel, le paradoxe s'évanouit. Tous les modes de présence virtuelle, même les plus sophistiqués, buteront là-dessus. »[4]

La seconde est extraite de son intervention Une fantaisie, lors du Congrès de l’AMP à Comandatuba, en 2004.
« L’inconscient est-il corporel ? […] L’effet de l’interprétation tient-il à l’emploi des mots ou à leur jaculation ? […] Il faut y mettre le ton –d’ailleurs ceux qui ont eu la chance de pouvoir rapporter des interprétations de Lacan, les répètent toujours avec le ton de Lacan. La poétique de l’interprétation, c’est un matérialisme de l’interprétation. […] Il faut donc y mettre le corps pour porter l’interprétation à la puissance du symptôme.[5] »

Qu’est-ce qu’un corps ?

Puisqu’il s’agit de cerner ce qui constitue le joint du corps et de la langue, posons-nous la question : qu’est-ce qu’un corps ? Qu’est-ce qu’un corps parlant, le corps des êtres parlant, le parlêtre ?

Lors de la présentation du thème du Xe Congrès de l’AMP, en 2014, J.-A. Miller indiquait que « Lacan, à la fin de son enseignement, dit que […] : « Le corps, c’est un mystère. » Il le dit dans Encore : « Le réel, c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l’inconscient. »[6]

Essayons de préciser ce mystère. Miller nous invite à faire une distinction entre ce que l’on nomme un corps et un sac d’organes, soit entre le corps et la chair. « Dans la distinction entre le corps et la chair, dit-il, le corps se montre apte à figurer, comme surface d’inscription, le lieu de l’Autre du signifiant. […] Ce qui fait mystère, mais qui reste indubitable, c’est ce qui résulte de l’emprise du symbolique sur le corps. […] Le mystère est […] celui de l’union de la parole et du corps. De ce fait d’expérience, on peut dire qu’il est du registre du réel. » L’être parlant a donc un corps et il utilise son corps comme d’un instrument pour parler. L’homme se distingue d’être un animal qui parle mais pour pouvoir parler il lui faut un corps. Pour parler, l’homme utilise son corps. Et ce qui fait mystère, c’est ce nouage même de la langue et du corps, c’est que Lom[7] puisse faire usage de son corps pour parler. Et cela ne s’explique pas, c’est un mystère, cela fait trou dans le savoir et ça relève par conséquent du registre du réel.

Mais par ailleurs, le parlêtre jouit de l’usage de son corps pour parler. C’est même pour cela qu’il parle. Avant même d’utiliser son corps pour communiquer, avant même de s’adresser à l’Autre, avant toute demande adressée à l’Autre, l’homme se sert du nouage du corps et de la langue pour sa jouissance. Lacan dit qu’il se jouit. On peut même dire que cette jouissance, la jouissance du se jouir est auto-érotique, autistique, comme le précise Lacan.

Autre précision : Il faut postuler un temps préalable à l’entrée dans la communication. C’est un temps où le corps se noue à la langue. Ce temps il faut le qualifier de traumatique. La percussion de la langue et du corps fait trou, nous dit Lacan, fait troumatisme. Il s’agit véritablement d’une percussion traumatique de la langue avec le corps. Le corps est percuté par la langue et cela produit un trauma. 

C’est dans un second temps que l’Autre en tant qu’instance structurée va entrer en jeu. À « ce corps marqué des événements de jouissance, des traumas de lalangue, viendront ensuite des effets inconscients de sens, c’est ce que Lacan approche en tant qu’effets de savoir »[8], comme le dit Éric Laurent. « La jouissance s’éprouve, “ça se sent”. Et c’est après cette preuve de la jouissance que se produisent les effets de savoir propres aux effets signifiants sur le corps. Il faut d’abord avoir un corps, conditions pour que la jouissance […] viennent s’y inscrire. »[9]

 



Références


[1] MILLER, J.A., « L’expérience du réel dans la cure analytique », « Les paradigmes de la jouissance » et « Biologie lacanienne et événement de corps » [1998-1999], L’Orientation lacanienne iii1, Leçon du 27 janvier 1999.

[2] Première partie d’un texte publié dans le N° 126 de la revue QuartoLe corps, cette guenille qui nous est si chère.

[3] FREUD, F. « Esquisse d’une psychologie scientifique » [1895], La naissance de la psychanalyse, trad. de l’all. par Anne Berman, Paris, PUF, 1956, 6ème édition : 1991, p. 381.

[4] MILLER, J.A., Interview à Libération le 3 juillet 1999 « Le divan ».

[5] MILLER, J.A., « Une fantaisie », Mental 15, février 2005, p. 26.

[6] LACAN, J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 118.

[7] LACAN, J., « Joyce le symptôme », in Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome [1975-1976], texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 2005.

[8] LAURENT, E., L’envers de la biopolitique, Le champ freudien, Navarin 2016, p. 59 et p. 16.

[9] Ibid.