Le corps acoustique

Bogdan Wolf

Dans l'une des lettres à Fliess, Freud se vantait d'être sur le point de découvrir la source de la morale[1]. Dans sa théorie du partenaire dans l’Entwurf (1895), il situe la première rencontre de l’enfant avec le Nebenmensch, avec la mère et donc avec la voix, sa tonalité, son intonation, sa tendresse ou sa brusquerie impatiente comme première interprétation de l’être de l’enfant par la mère. C'est bien avant l'inscription du sujet dans l'Autre comme ordre symbolique. Les premières rencontres entre la mère et l'enfant partent des rencontres corporelles avec la voix, produisant des effets de corps chez l'enfant.

On peut commencer par l'oreille. Sans le pavillon de l’oreille, l'extérieur et l'intérieur forment le topos d'un espace continu. Lacan aborde la voix de deux manières, reprise plus tard par J.-A. Miller : la voix comme objet et comme signifiant. « La voix […] est sans doute fonction du signifiant »[2]. Ici, nous pouvons définir le signifiant comme ce qui est entendu. Comme entendu, le signifiant aura des effets de corps. Dans sa fonction signifiante hors signification, ergo dans sa fonction asémantique, le signifiant émerge comme l'indivisible qui circonscrit un corps comme un trou. La voix comme signifiant assume une fonction vociférante, porteuse de voix, qui marque le corps, l'enveloppe en étant enveloppée par lui, et laisse ce corps résonner dans l'obscurité sans écho à laquelle appartient sa chair. Là, un signifiant a été entendu comme résonnant. Avant de voir, de respirer, de crier, on l'entend en premier. Pascal Quignard a bien saisi la scène acoustique qui s'étend entre l'inouï et l’ouï de la langue maternelle. Ce qui précède cette rencontre, ce sont les rythmes mimétiques, cardiaques, somatiques dont l'éternelle monotonie sera perturbée, voire dérangée ; pour lequel Lacan, en parlant du « trouble le plus intime », a choisi un terme très précis : « provoqué ». « Le son n'est jamais tout à fait libéré du mouvement du corps qui le provoque et l'amplifie […] il touche le corps comme si le corps se présentait à un son plus nu : sans peau »[3].

L'enfant décrit par Freud regarde clairement sa mère, ce qui permet de dire que la contingence d'une rencontre avec un corps n'est pas délocalisée comme une rencontre avec un son flottant librement. Il y a ça aussi. Un air musical peut avoir le même effet sur un nourrisson que la scène du miroir, l'amenant à ce que Lacan appelle une « unité saisie »[4], un moment où le corps morcelé est réuni dans son ensemble avec un effet de satisfaction et de sommeil. Que ces effets puissent être observés avant le stade du miroir nous permet de dire que la primauté de la voix comme signifiant est incontestable: « la voix est tout dans le signifiant qui ne contribue pas à l'effet de signification »[5]. Suite à cela, on peut dire deux choses, d'une part qu'un corps est avant tout un corps acoustique, un trou prolongé vers un tuyau dont l'un des orifices, l’oreille, est ouvert en permanence. Deuxièmement, le corps acoustique est constitué de résonances vocales qui se répercutent à l'intérieur du corps tubulaire. Ces résonances tournent à l'envers. Un corps parlant est d'abord un corps auditif ou une série de rencontres avec la voix dans sa fonction signifiante et inscrite qui viendra former une chaîne en tant que telle. La voix signifie, ne signifiant rien.

 

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Le caractère traumatique de la différence entre l'inouï et l’ouï de la langue maternelle, que Lacan appelle lalangue, est provoqué par le traumatisme de la naissance. De manière générale, Lacan lit cet événement dans le livre de Rank, et la réaction de Freud, comme le paradigme de tous les traumatismes. Cette séparation introduit une distance par rapport au rythme cardiaque de la mère tandis que le signifiant vocal est entendu au plus près, « au moment le plus intime », comme le disait Lacan. L'intime ne peut être abordé qu'à partir de l'extime. La voix n'est pas intérieure mais extérieure, extime dans la mesure où elle ne peut être entendue qu’en prise avec le battement maternel.

La fonction signifiante de la voix consiste à ne rien signifier. En cela, la voix distingue le trou du néant et délimite le gouffre du rythme cardiaque en circonscrivant un bord. Un trou ne peut émerger que sous l'effet de cette distance créée par la voix. On peut dire que le bord de l'oreille est la limite et la bordure qui circonscrit le trou. C'est en ce sens que le bord est une condition de résonance, de l'entendu, tout comme un son peut être entendu en écho dans une grotte. La voix fait résonner l'inouï et devient audible. De cette façon, la voix perturbe le battement du rythme cardiaque de la mère. En délimitant le battement, une variation, voire un divertimento, est introduite. Cela conduira à former une chaîne métonymique qui est intime. La voix lacanienne est toujours intime. On peut dire que ce corps audible émerge d'abord comme un bord puis résonne en réitération, comme un tube autour du trou, sans qu’aucune date chronologique ne lui soit attachée. L'unicité que Lacan attribue à l'oreille, en particulier dans le Séminaire X, rend le binaire intérieur/extérieur du corps acoustique topologique, c'est-à-dire continu. La différenciation primaire est donc provoquée, non pas au niveau de la perception sensorielle, mais entre le trou, disons la cochlée, et le vide, entre le bord et le rythme. Nous pourrions ajouter que c'est uniquement par la fonction de réitération que la résonance dans le corps auditif peut conduire l'inouï à devenir audible dans ce qui est dit qui fait partie de l'hallucination verbale comme l'a noté Miller. Les mouvements phonatoires sont sans loi et non constitués parce qu'ils appartiennent au corps comme morcelé, comme réel.

Qu'entendait Freud par « source de la morale »? Avant que le surmoi n'impose au sujet une jouissance d'écouter et d'obéir à la loi universelle venant de la voix, il faut distinguer l'audition de l'écoute. Avant la morale pour tous, les mœurs du corps acoustique passent en premier. Le corps du nourrisson obéit aux résonances et aux vibrations provoquées par la voix qui le perturbe profondément. L'obéissance vient du latin ob (près, à côté) et audire (entendre). On obéit dans la mesure où le corps parlant est soumis et obéit à lalangue, à ses résonances, ses tonalités. Il ne serait pas exagéré de l'appeler tinglingua, car ce n'est pas sans picotement (tingling) que le corps acoustique se dissocie de la chair d'un organe. En tant qu'analystes, nous cherchons à orienter les interprétations vers le soma non sémantique des vociférations, rappelant à l’être parlant qu'avant d'être pris dans les pièges du sens, il  est entendu en premier. Là où on l’entend, il y a un dire, ce serait une formulation de la direction clinique où la satisfaction n'est atteinte qu’au singulier. Ces mœurs du corps audible, le corps qui est entendu avant d'écouter, c'est là que résonnent, à travers des répétitions et des réverbérations, des voix hallucinatoires qui s'inscrivent une à une comme points d'orientation d'un discours à venir.

 

Traduit par Dominique Gentès


Références

[1] S. Freud, Letter 64, 31 May 1897, SE 1, pp. 253-54.

[2] J.-A. Miller, Jacques Lacan and the Voice, trans. V. Dachy, in Psychoanalytical Notebooks Nr 6, 2001, p. 99.

[3] P. Quignard, The Hatred of Music, trans. M. Amos & F. Rönnbäck, Yale University Press, 2016, p. 73.

[4] J. Lacan, RSI, Seminar XXII, 1974-75, unpublished, lesson of 11 March 1975.

[5] J.-A. Miller, Ibid.