Manresa
Joost Demuynck
Manresa[1]
Imaginer le réel,
c'est l'imaginaire contenu dans le réel,
c'est le tissu, le corps[2]
Jacques-Alain Miller dans son cours « L'être et l'Un » pointe la nécessaire hypothèse de l'impact d'un signifiant primordial sur le corps. « On peut dire qu'ici le langage est à saisir au niveau de ce qui s'imprime sur le corps, avec un effet de jouissance : l'Un s’imprime sur le corps.”[3] Ce signifiant est un signifiant arbitraire et constitue un traumatisme. Dont on peut se demander s’il n'est pas au cœur de tous les autres traumatismes puisque chacun d’entre eux contient un noyau de réel. Pour Johan Tahon, ce fut la mort de son père, un traumatisme qui le poussa à réaliser des sculptures monumentales en plâtre.[4] Est-ce un escabeau ou un sinthome, on peut se le demander. Est-ce pour créer de la beauté comme dernière défense contre le réel ?
Pour Tahon, la naissance d'une œuvre découle d'un rapport physique à la matière, qui s'impose à lui. Créer lui permet de fonctionner, donc il travaille au quotidien, non pas pour répondre à une coïncidence, mais à partir d'une nécessité. Il ne part pas d'histoires préexistantes. Concernant Manresa et d’autres sculptures ajourées similaires, il dit le plaisir de faire ces trous.[5] Cela suffit. Ce sont des trous qui percent la peau blanche de la céramique et la chair sous-jacente (l'argile cuite). Faire des trous. Un impact de quelque chose qu'il ne peut pas nommer.
Nous essayons d'avoir une prise sur ces bouts de réel à travers le langage, le symbolique. À la fin de son enseignement, Lacan croit que la poésie peut nous sauver, mais il en revient aussi : « Même un poâte est communément ce qu'on appelle un débile mental – on ne voit pas pourquoi il ferait exception ».[6] Il pense qu'un nouveau signifiant est possible qui, comme le réel, n'a aucun sens, mais lui ouvre encore la voie. Ce nouveau signifiant peut être aussi une image.[7] L'artiste tente d’imaginer ce réel, quelque chose auquel il ne réussit jamais mais qui peut constituer le moteur d’un travail poursuivi.
Références
[1] Manresa est une tête percée de trous. Une œuvre céramique de Johan Tahon, 2014-2015, Couverture du livre Refuge / Silence, à l'occasion de l'exposition au Musée Ariana, Genève, Suisse, 2019.
[2] Miller, J.-A., Orientation lacanienne, Le tout dernier Lacan, cours du 6 juin 2007, non publié.
[3] Miller J.-A., Orientation lacanienne, L’être et l’Un, cours du 23 mars 2011, non publié.
[4] Fourneaux M.-E., Johan Tahon, le feu mystique, catalogue Refuge/Silence, op.cit., p.20.
[5] Communication personnelle, 31.10.2020.
[6] Lacan J., Séminaire XXIV, L’insu que sait…, cours du 17 mai 1977, in Ornicar ? 14 .
[7] Miller J.-A., Orientation lacanienne, Le tout dernier Lacan, cours du 23 et 30 mai 2007, non publié.