Argument
Effets corporels de la langue
La langue, la parole, le discours ont des effets sur le corps. C’est au principe même du symptôme qui affecte le corps et qui “exprime quelque chose de structuré comme un langage”[1]. Lacan reprend cette expression dans Fonction et Champ : “le symptôme se résout tout entier dans une analyse de langage, parce qu'il est lui-même structuré comme un langage, qu'il est langage dont la parole doit être délivrée.”[2]
Les effets de la langue sur le corps sont articulés dans la diachronie de l’enseignement de Lacan selon une variation qui va de la mortification signifiante, dans le temps classique de son enseignement, à l’effet de jouissance de la frappe du signifiant sur le corps, dans le dernier Lacan.
Avant le rapport de Rome
Dans les textes de Lacan antérieurs au rapport de Rome, ce n’est pas la signification extraite du langage qui est mise en jeu dans le rapport au corps, mais il y a une satisfaction liée à la constitution de l’unité du corps dans son image, comme Jacques-Alain Miller le développe dans Biologie lacanienne[3] : “La satisfaction propre au stade du miroir, c’est l’identification du sujet conçu comme désarroi organique originel à ce que j’appellerai image corporelle complète.”[4] Il faut alors considérer que le sujet est “affecté de deux corps discordants”[5] qui sont l’organisme comme réel et le corps saisi dans son unité comme image. Le corps dans sa première présence, comme pur organisme, comme réel, est morcelé et c’est par l’image qu’il est fait Un, mais un Un tout imaginaire donc. La seule signification ici est celle d’une efficacité symbolique réduite à l’identification imaginaire, mais qui produit une satisfaction sous la forme de la jubilation du jeune enfant devant le miroir[6]. La satisfaction produite par l’image prévaut sur la signification de l’unité qui reste toute imaginaire.
Le corps du signifiant
Jacques-Alain Miller souligne que “la première incidence du structuralisme de Lacan, c’est-à-dire du privilège donné à la signification sur la satisfaction, est de renvoyer les pulsions de vie à l’imaginaire tandis que la pulsion de mort est affectée au symbolique.”[7] Les pulsions de vie, c’est-à-dire aussi la jouissance, sont réduites maintenant à un imaginaire qui a quelque peu perdu son premier caractère structurant. Par contre, la pulsion de mort marque le sujet et son corps par l’entremise du signifiant. C’est le développement que fait Lacan dans Fonction et Champ : “le symbole se manifeste d'abord comme meurtre de la chose”[8]. C’est cette mort qui constitue “l’éternisation du désir” et qui transcende le pur vivant animal : “Empédocle se précipitant dans l'Etna, laisse à jamais présent dans la mémoire des hommes cet acte symbolique de son être-pour-la-mort”[9].
Le corps subit les effets mortifères du signifiant. La doctrine lacanienne du signifiant “institue la présence sur fond d'absence, comme (…) constitue l'absence dans la présence”[10]. L’éléphant de la couverture du Séminaire I en témoigne, le mot a des conséquences sur le réel de la vie : “Rien qu’avec le mot éléphant et la façon dont les hommes en usent, il arrive aux éléphants des choses, favorables ou défavorables, fastes ou néfastes — de toute façon, catastrophiques — avant même qu’on ait commencé à lever vers eux un arc ou un fusil.”[11]
C’est l’effet de mortification que le signifiant impose à la vie, avec le double effet sur le corps, de mort symbolique dans la vie et de vie symbolique dans la mort. C’est ainsi que le formule Jacques-Alain Miller dans Biologie lacanienne : “La mort symbolique est conçue à cet égard d’un côté comme négation de la vie biologique, comme en témoigne l’acte suicide, mais aussi bien comme affirmation de la vie symbolique au-delà de la vie biologique.”[12] C’est Empédocle à jamais présent.
La sépulture en est un exemple patent. Le corps mort n’est pas simple charogne, le signifiant l’a élevé à une dimension singulière qui mérite d’être saisie dans une organisation funéraire. La sépulture signifie une permanence du corps au-delà de la vie. Elle est même pour Lacan “le premier symbole où nous reconnaissions l'humanité dans ses vestiges”[13] c’est-à-dire le signe que la vie et le corps sont désormais marqués par le signifiant, à la différence de la vie animale. C’est un S1 qui marque le sujet tout en le pétrifiant. “Cet S1 est la pierre du vivant, c’est ce qui réalise la pétrification signifiante, qui est d’ailleurs incarnée par ce qui est tout de même un rite presque universel, la pierre tombale.”[14]
Dans son livre L’envers de la biopolitique[15], Eric Laurent souligne que Lacan fait de la sépulture “le moment où il y a eu émergence de l’être parlant”[16] et qu’il a ainsi anticipé sur la position de nombreux préhistoriens aujourd’hui. Le langage débute avec ce traitement particulier des corps morts. Cette sépulture est ainsi une écriture, commente Eric Laurent : “Dans cette écriture sépulcrale, le corps se fait absence inscrite, autour de laquelle les objets de jouissance se disposent et se déposent.”[17]
Il montre aussi la bascule qui va s’opérer chez Lacan avec Radiophonie : “Dans Radiophonie, Lacan articule jouissance et corps à partir de la théorie des ensembles. Ainsi, la sépulture n’est plus médiation ni éternisation. Elle permet de donner une forme logique à l’excès dont les objets de jouissance sont porteurs dans leur relation aux orifices par lesquels la jouissance entre dans le corps.”[18]
Avoir un corps
On a un corps, on ne l’est pas. Cette formule est permanente chez Lacan. Jacques-Alain Miller fait remarquer qu’on la trouve déjà dans le Séminaire II, mais aussi dans un de ses derniers textes, «Joyce le Symptôme».[19] “On l’a” veut dire aussi que le sujet n’en est jamais tout à fait certain. Le corps peut apparaître un peu étrange, sinon étranger au sujet. Il ne le contrôle pas vraiment et le corps n’en fait parfois qu’à sa tête.
C’est vrai déjà dans la névrose. Les traits singuliers de jouissance apparaissent plus forts que le sujet. L’anorexie, par exemple, témoigne de l’investissement pulsionnel de l’objet oral ou du rien.
Ce corps qui est séparé du sujet, l’est encore davantage dans la psychose où l’on peut rencontrer des phénomènes de disjonction ou de dissociation. Le corps peut aussi y apparaître morcelé.
Un très bel exemple de cette disjonction du corps et de l’être du sujet nous est donné dans un texte de Jacques-Alain Miller sur la présentation de malades de Lacan[20] dont la conclusion est “maladie de la mentalité”. Quelques mots sur ce cas qui est à compter selon Lacan, "au nombre de ces fous normaux qui constituent notre ambiance” — ce qui nous ferait penser aujourd’hui à la psychose ordinaire. Cette dame qui présentait un malaise dans la société mais aussi avec son employeur, qui ne se sentait ni vraie, ni fausse malade, avait cette formule formidable : “j'aimerais vivre comme un habit.” Ce que Lacan commente en disant : “Cette personne n'a pas la moindre idée du corps qu'elle a à mettre sous cette robe, il n'y a personne pour habiter le vêtement.” Maladie de la mentalité s’oppose ici à maladie de l’Autre, qui s’articule à une certitude. Voilà un rapport du sujet à son corps où l’on saisit parfaitement cette disjonction radicale entre le corps et le sujet, entre le Un du corps et l’être signifiant du sujet.
Avoir un corps peut en effet s’entendre de plus d’une façon. Dans L’être et l’Un, commentant le texte de Lacan «Joyce le Symptôme», Jacques-Alain Miller dit ceci : “Le sujet lacanien, est-ce qu’on peut dire qu’il n’avait pas de corps ? Non, mais il n’avait qu’un corps visible, réduit (…) à la prégnance de sa forme (…). Est-ce qu’avec la pulsion, avec la castration, avec l’objet petit a, le sujet retrouvait un corps ? Il ne retrouvait un corps que sublimé (…) par le signifiant. Avant le dernier enseignement de Lacan, le corps du sujet, c’était toujours un corps signifiantisé, porté par le langage. Il en va tout autrement à partir de la jaculation Yadl’Un parce que le corps apparaît alors comme l’Autre du signifiant, en tant que marqué, en tant que le signifiant y fait événement.”[21] Ce n’est plus le corps conçu comme mortifié par le signifiant, mais le corps comme lieu où la frappe du signifiant produit un effet de jouissance.
Le corps et la jouissance
Après être passé de la satisfaction (Stade du miroir) à la signification (Fonction et champ), Lacan va remettre l’accent sur la satisfaction dans le dernier temps de son enseignement. C’est ce que Jacques-Alain Miller souligne dans Biologie lacanienne : “Cela le conduit par exemple à passer du concept du langage à celui de lalangue, c’est-à-dire de poser que le signifiant comme tel travaille non pour la signification mais pour la satisfaction.”[22] Ce qui va dans le sens de “poser une équivalence entre signification et satisfaction.”[23]
Et Miller met en évidence qu’il y a deux mouvements en présence dans les liens entre le corps et le signifiant. D’abord il y a une signifiantisation du corps présente dès le premier enseignement de Lacan et dont l’exemple majeur est le signifiant du phallus, qui élève un organe à la dimension du signifiant. Mais il y a aussi à considérer dans le dernier Lacan une corporisation du signifiant qui est, au contraire, “le signifiant saisi comme affectant le corps de l’être parlant, et le signifiant devenant corps, morcelant la jouissance du corps et en faisant saillir le plus-de-jouir, découpant le corps, mais jusqu’à en faire sourdre la jouissance, le plus-de-jouir.”[24] Ce qui permet de saisir que le signifiant affecte le corps autrement que par un jeu de significations. C’est “l’effet corporel du signifiant, c’est-à-dire non pas son effet sémantique, qui est le signifié, non pas son effet de sujet supposé, c’est-à-dire non pas tous les effets de vérité du signifiant, mais ses effets de jouissance.”[25]
Ce double mouvement de signifiantisation du corps et de corporisation du signifiant est donné par Lacan dans «Radiophonie» : “Je reviens d'abord au corps du symbolique qu'il faut entendre comme de nulle métaphore. À preuve que rien que lui n'isole le corps à prendre au sens naïf, soit celui dont l'être qui s'en soutient ne sait pas que c'est le langage qui le lui décerne, au point qu'il n'y serait pas, faute d'en pouvoir parler. Le premier corps fait le second de s'y incorporer.”[26] L’être n’a son corps que du fait du langage, sans quoi il n’y serait même pas, mais c’est l’incorporation ou corporisation du signifiant qui lui fait ce corps pris dans les effets de jouissance. Cette incorporation par où le signifiant devient corps fait du corps une surface d’écriture où l’objet s’inscrit hors-corps mais articulé au corps, comme le commente Eric Laurent.[27]
C’est le corps comme surface d’écriture, c’est le corps décoré de piercings ou tatouages, c’est le corps soumis aux exigences hygiénistes ou aux performances sportives, c’est le corps augmenté d’objets de jouissance ou incorporant des produits. Cette surface d’inscription est ainsi à la fois hors corps et articulée au corps. Ce corps affecté du signifiant hors sens est aussi affecté par des évènements de corps.
Du symptôme qui parle au symptôme qui s’écrit
Le symptôme freudien, extrait des hystériques, est un symptôme qui parle dans le corps, qui doit être décodé pour faire émerger sa vérité. Il communique et implique le “deux”. “On lui donne un sens de vérité, on l’interprète” dit Jacques-Alain Miller[28].
Le renversement opéré dans le dernier Lacan nous invite non plus à écouter le symptôme, mais à le lire. Le symptôme n’y est plus vérité, il se réduit “à sa formule initiale, c’est-à-dire à la rencontre matérielle d’un signifiant et du corps, au choc pur du langage sur le corps.”[29] Ce n’est plus la vérité du symptôme qui est visée par l’interprétation, c’est son réel, le symptôme à lire. Dans la lettre, ce n’est pas l’être du signifiant que l’on trouve, c’est un réel.
On peut lire ainsi la petite séquence que Joyce décrit dans le portrait de l’artiste et que Lacan commente dans la dernière séance du Séminaire XXIII[30]. Un nommé Héron aidé de camarades lui a mis une raclée mais aussitôt après l’aventure “Joyce s’interroge sur le fait que, passé la chose, il ne lui en voulait pas. (…) Il constate que toute l’affaire s’est évacuée comme une pelure.”[31] Et Lacan commente : “Il ne s’agit pas simplement dans son témoignage du rapport à son corps, mais si je puis dire, de la psychologie de ce rapport [soit] l’image confuse que nous avons de notre propre corps.“[32]C’est l’ego défaillant de Joyce qui fait que cette image ne tient pas, c’est un “laisser tomber du rapport au corps propre.”[33] Sans connexion à l’image Joyce se construit un ego de substitution par l’écriture.
« Le parlêtre adore son corps parce qu'il croit qu'il l’a” dit Lacan, qui ajoute “L’adoration est le seul rapport que le parlêtre a à son corps. »[34] L'adoration, cela veut dire lui vouer un culte, c'est de l'amour, plus précisément ce qu'on appelle l'amour propre quand il s'agit de l'amour de son propre corps, de l'amour du corps propre. C'est la seule « consistance mentale » du parlêtre parce que son corps physique “fout le camp à tout instant.” Ce qui donne cette consistance mentale, c'est en effet l'amour-propre du corps, l'idée qu'on a de son corps propre et à laquelle on tient. C’est ce qui lâche chez Joyce comme la pelure d’un fruit trop mur.
L’évènement de corps
Jacques-Alain Miller souligne deux définitions du symptôme. D’une part “le symptôme est un avènement de signification. C’est à ce titre qu’il est éminemment interprétable. Cette définition ne dit pas autre chose.”[35] C’est le symptôme classique avec ses effets de vérité. D’autre part “la définition du symptôme comme événement de corps que j’ai promue est nécessaire et inévitable pour autant que le symptôme constitue comme tel une jouissance.” Cette définition “rend beaucoup plus problématique le statut de l’interprétation qui peut y répondre.”[36]
Dès lors que le symptôme est saisi par la jouissance et qu’il affecte le corps “en tant qu’il se jouit”[37], il est évènement de corps. Et il se développe ensuite comme sens. Mais à sa racine il est “pure réitération de l’Un de jouissance que Lacan appelle sinthome.”[38] L’Un se répète dans l’itération et il y a le corps qui apparait comme Autre[39], l’évènement de corps étant la conjonction du Un et du corps.
L’évènement n’est pas témoin d’une vérité à découvrir. Il renvoie plutôt à l’excès, à la surprise et à la contingence de la rencontre. Il ne laisse pas place à l’interprétation en termes de significations. Il s’agit dès lors de rester à distance du sens. “En effet, ce sont des significations qui se présentent d’abord dans l’écoute, ce sont elles qui vous captent et vous imprègnent. C’est déjà beaucoup que de parvenir à s’en détacher suffisamment pour en isoler les signifiants, et interpréter, non pas à partir de la signification, mais de la simple homophonie, non à partir du sens mais du son. À l’occasion, cette interprétation peut se réduire à faire résonner un son, sans plus.”[40]
ALEXANDRE STEVENS
[1] Lacan J., Le symbolique, l’imaginaire et le réel, Conférence prononcée le 8 juillet 1953 à l’hôpital Sainte-Anne, pour l’ouverture des activités de la Société française de psychanalyse.
[2] Lacan J., “Fonction et Champ de la parole et du langage”, Écrits, p. 269.
[3] Miller J.-A., “Biologie lacanienne et événement de corps”, La Cause freudienne, n°44, pp. 5-45.
[4] Id, p. 19.
[5] Id, p. 20.
[6] Lacan J., “Le stade du miroir”, Écrits, pp. 93-100.
[7] Miller J.-A., “Biologie lacanienne et événement de corps”, La Cause freudienne, n°44, p. 20.
[8] Lacan J., “Fonction et Champ de la parole et du langage”, Écrits, p. 319.
[9] Id, p. 320.
[10] Lacan J., “La direction de la cure”, Écrits, p. 594.
[11] Lacan J., Séminaire I, Les écrits techniques de Freud, p. 201.
[12] Miller J.-A., “Biologie lacanienne et événement de corps”, La Cause freudienne, n°44, p. 21.
[13] Lacan J., “Fonction et Champ de la parole et du langage”, Écrits, p. 319.
[14] Miller J.-A., “Biologie lacanienne et événement de corps”, La Cause freudienne, n°44, p. 17.
[15] Laurent E., “L’envers de la biopolitique, une écriture pour la jouissance”, Navarin ◊ Le Champ freudien, Paris, 2016.
[16] Id, p. 35.
[17] Id. p. 39.
[18] Id. p. 39.
[19] Miller J.-A., “Biologie lacanienne et événement de corps”, La Cause freudienne, n°44, p. 9. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, p. 93, et “Joyce le Symptôme”, Autres Ecrits.
[20] Miller J.-A., “Enseignements de la présentation de malades”, Ornicar 10, juillet 1977.
[21] Miller J.-A., “L’être et l’Un”, inédit, cours 12.
[22] Miller J.-A., “Biologie lacanienne et événement de corps”, La Cause freudienne, n°44, p. 23.
[23] Id. p. 23.
[24] Id. p. 44.
[25] Id. p. 44.
[26] Lacan J., “Radiophonie”, Autres Écrits p. 409.
[27] Laurent E., L’envers de la biopolitique, une écriture pour la jouissance, pp. 34-35.
[28] Miller J.-A., “Lire un symptôme”, Mental 26, p. 54.
[29] Id., p. 58.
[30] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome.
[31] Id, p. 148-149.
[32] Id, p. 149.
[33] Id, p. 150.
[34] Id, p. 66.
[35] Miller J.-A., “Biologie lacanienne et événement de corps”, La Cause freudienne, n°44, p. 18.
[36] Id.
[37] Miller J.-A., “L’être et l’Un”, inédit, cours 9.
[38] Id.
[39] Id, cours 13.
[40] Id, cours 8.