La production d'un objet a

Anne Béraud

Le premier souvenir de mon corps remonte à cette scénette, dans laquelle, dès j’ai pu me tenir debout, mon père me hisse sur un tabouret pour que je puisse me voir dans le miroir. Il accompagnait le geste d’une formule qui me réjouissait : « Monte là-dessus, tu verras Montmartre ». La formule restait hors sens.

Cette séquence condense le corps imaginaire, le corps symbolique, le corps pulsionnelle, ainsi que la jouissance de lalangue, mais aussi l’amour du père et l’idéal. Autrement dit, disposer de son corps se soutient du nœud R. S. I. Un nouage se fit entre le geste qui élève mon corps, le regard et lalangue.

En 1974, Lacan indique que « Le corps s’introduit dans l’économie de la jouissance par l’image du corps. » (1)

Lors de la scène ludique qui se répéta de nombreuses fois jusqu’à mes cinq ans, mon père entérinait « la valeur de cette image » (2) de mon corps dans le miroir. La satisfaction narcissique était au rendez-vous. Et pour le dire dans les termes de Lacan, je m’affairais de la sphère pour me faire un escabeau (3). En effet, ce tabouret, on ne pouvait mieux trouver pour nommer l’escabeau, terme que Lacan utilise pour parler du corps grâce auquel chacun se croit beau, qui sert à chacun de piédestal, et qui « est premier parce qu’il préside à la production de la sphère » (4) « promue par l’image du corps » (5). Formulation qui établit le rapport avec le narcissisme provenant de l’image du corps propre.

Il faudra un acte de l’analyste pour renverser ce tabouret et produire la « scabeaustration » (6), c’est-à-dire la castration de l’escabeau, chute des mirages du narcissisme. Je ne reprends pas ici ce moment de mon analyse déjà développé ailleurs.

En 1975, Lacan note : « [L]e savoir affecte le corps de l’être qui ne se fait être que de paroles [c’est-à-dire l’être parlant], ceci de morceler sa jouissance, de le découper par là jusqu’à en produire les chutes dont je fais (...) l’objet petit (a), (…) l’(a)cause première de son désir. » (7) Il s’agit donc d’un savoir incorporé, un savoir qui passe dans le corps et l’affecte. La corporisation est « le signifiant entrant dans le corps. » Devenant corps, il morcelle la jouissance du corps, il en fait « saillir le plus-de-jouir » (8) précise J.-A. Miller.

Au centre de cette scène, le regard fut frappé d’un sceau de jouissance. Objet a, il est venu condenser la jouissance dans un plus-de-jouir scopique. Autrement dit, la jouissance non prise par le signifiant devient hors corps et produit l’objet a. Pour le préciser, le regard est ce qui est resté en dehors de l’image de mon corps. C’est le reste de ce qui ne s’est pas imaginarisé de mon corps. Par exemple, pas d’incorporation de la jouissance de la sensation de l’œil dans l’image. C’est un reste de jouissance non traduite dans l’image. 

L’objet a regard, caché au cœur de mon fantasme, prit du temps dans l’analyse à être débusqué et désactivé (9).


[1]Lacan J., « La Troisième », (1974), La Cause freudienne n° 79, 2011, p. 22.

[2]Lacan J., Le Séminaire, livre X, « L’angoisse » (1962-1963), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 42.

[3]Cf. Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565.

[4]Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565.

[5]Solano-Suarez E., « Sublimation et escabeau », Quarto n° 123, Novembre 2019, p. 29.

[6]Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 567.

[7]Lacan J., « ... ou pire, Compte rendu du séminaire 1971-1972 », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 550.

[8]Miller J.-A., « Biologie Lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne N° 44, Février 2000, p. 44 (version PDF).

[9]Ce point a été exposé lors de la soirée des AE de la NLS, 9 avril 2021.